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Retour sur investissement dans la prévention en entreprise ?

Introduction

Voilà une question importante en ces temps difficiles économiquement et en même temps de mise en avant de la prévention en général et de celle des Risques Psycho Sociaux en particulier.

Quand on pose la question à un intervenant, ou qu’on regarde sur Internet, on voit toujours sortir les mêmes pourcentages. Mais d’où viennent-ils et comment ont-ils été obtenus ? Les études qui les mentionnent à l’origine sont-elles « sérieuses » ?

La première affirmation « connue » est que la prévention en santé physique présente un retour sur investissement de 2,2 € par an et par salarié pour 1 € investi. Autrement dit « Cela signifie concrètement que les entreprises peuvent espérer un retour potentiel de 2,20 euros pour chaque euro investi dans la prévention, par année et par salarié. ». Si vous n’avez jamais entendu cet argument, voici quelques exemples au hasard : ici, ici (par le très sérieux Tissot), ici . Même des cabinets de qualité, acteurs de la prévention reconnus à juste titre, s’y laissent prendre ici. Cerise sur le gâteaux, ce ratio est cité en aout 2018 en introduction du livret d'accompagnement de la nouvelle norme AFNOR ISO 45001 (Management de la santé et de la sécurité). Regardons d’où vient cette « information » devenue virale.


L’étude…

Le contour

Cette formule vient d’une publication de l’AISS (Association internationale de la sécurité sociale) de 2011. Le rapport de 8 pages (lisible donc…) est obtenu suite à des entretiens impliquant 300 sociétés provenant de 15 pays.

Si je m’arrête là, il est évident que j’ai une source fiable (Allemagne, Suisse, ça fait sérieux) et un panel large. Le panel de pays est, justement, un peu étrange (Australie, Autriche, Azerbaïdjan, Canada , République tchèque, Allemagne, Hong Kong (Chine), Roumanie, Fédération de Russie, Singapour, Suède, Suisse, Turquie, Etats-Unis, Viet Nam). C’est visiblement ceux qui intéressent les auteurs, mais vous avouerez que ce n’est pas un panel européen. Pensez-vous qu’un constat sur la sécurité en Azerbaïdjan soit extrapolable à la situation rencontrée en France ? Comme il n’y a pas de « poids » relatif de chacun des pays (répartition des entreprises), je commence à tiquer : quel est ce poids, est-ce uniquement des entreprises de l’énergie, du textile, de l’ électricité et des produits des médias, qui est le secteur d’intervention du « Berufsgenossenschaft Energie Textil Electro Medienerzeugnisse » co-auteur du rapport, … ? Beaucoup de questions viennent en tête.

Ça commence à se gâter quand on lit qui a participé au sein de ces entreprises : « des experts (par exemple, propriétaires d’ entreprise, contrôleurs, agents de sécurité [NDLR : en fait, des Responsable sécurité dans la version anglaise ], membres du comité d’ entreprise) dans les entreprises sélectionnées. ». L’échantillon présente quand même une belle diversité.

Une première phrase qui inquiète franchement est : « Les personnes interrogées étaient invitées à évaluer les coûts et bénéfices de la sécurité et de la santé au travail en fonction de leur expérience». On est loin d’une méthode de quantification fiable.

La méthodologie repose donc sur du déclaratif, d’un large panel de profils, plus ou moins proches de la sécurité réelle en entreprise. Cela aiguise notre curiosité pour savoir comment les auteurs passent de « bénéfice évalué » que certains vont qualitativement donner, au résultat de 2,2 revendiqué par l’étude.

Les auteurs précisent: « Cette approche n’est pas sans risques. […] il faut se garder de surinterpréter ces résultats […]. ». C’est tout à leur honneur. Donc, il faut lire « même si l’étude est germanique et que donc on va avoir une évaluation à une décimale parce que c’est une culture de précision », en réalité ce 2,2 peut vouloir dire 7,8. On va être précis (comme toujours), mais pas forcément juste (…).


Première partie

On arrive au graphique 4, avec son commentaire (ci-desssous) :


Extrait Graphique 4 de la publication citée

Alors, là, les bras m’en tombent ! Tout ça pour ça. On soumet à un panel divers un questionnaire comprenant 6 tranches d'une forme de ROI (retour sur investissement) possibles appelé ROP (Return on Prevention) pour l’occasion. Une fois que chacun a coché en son âme et conscience ce qu’il pense être son ROP, on lisse le résultat (ça fait plus « statisticien » d’enlever les centiles extrêmes), et hop, on trouve 2,2 !

Mais on n’est pas au bout de nos surprises.


Seconde partie

Un peu plus bas, les auteurs précisent « Le bilan de prévention compare les coûts de la prévention avec ses bénéfices (monétaires), la ligne inférieure indiquant le solde positif de la prévention. La valeur monétaire des bénéfices ne peut être calculée qu’indirectement : on détermine dans un premier temps le bénéfice monétaire global en fonction du coût total de la prévention et des avantages qu’elle procure (ROP) ; on applique ensuite un pourcentage du bénéfice global aux divers types d’avantages identifiés, en fonction de leur pertinence (voir tableau 1). » En clair, on va vous embrouiller en remontant une « justification » de ce « 2,2 » ou vous faire croire qu’on est capable d’en identifier les sources de manière quantitative (je ne discute pas du « qualitatif » de l’impact potentiel sur tous ces thèmes). En lecture rapide, je vous affirme, ça marche !


Extrait Table 1 de la publication citée

Regardons les « résultats » de la Table 1 (ci-dessus). Si je comprends bien, il faut partir du bas (le ratio de 2,2 étant « acquis » à ce stade de l’article). On considère donc avoir un gain de 2 940€ et on va « distribuer » les bons points dans la colonne de droite (« bénéfices ») pour savoir quels profits financiers cela génère dans chaque catégorie en théorie. La colonne de gauche, j’espère, est plus fiable car factuelle. Même si je ne sais pas si un membre du CE d’une industrie textile à Singapour possède tous ces détails, et que franchement, le contour de ces montants est toujours, d’expérience, un vrai casse-tête à établir pour faire un benchmark correct.

Mais si on s’intéresse à la colonne de droite, c’est plus difficile de croire au sérieux de la chose. Par exemple « Valeur ajoutée résultant de l’amélioration de l’image de l’entreprise [NDLR : par salarié et par an donc…] est évalué comme faisant un bond de 632 €/an et par salarié grâce à notre « investissement » de 1334 €.

En fait ces montants sont obtenus par une simple règle de 3 déclarative. Je m’explique. Regardez le graphique 5 (ci dessous). 21% des répondants (en normant les réponses puisque le total des « types d’avantages signalés » dans ce graphique fait 100% [avec une petite erreur d’arrondi]) ont dit que la prévention donnait une « Amélioration de la motivation et de la satisfaction des employés ». Je prends donc 21% de 2 940 € (gain calculé Table 1 au total avec mon facteur de 2,2) et j’obtiens 2 940 €*21% = 617 €. Aux erreurs d’arrondi prêt : BINGO ! Je vous laisse vérifier les autres, le raisonnement est bien celui-là.


Extrait Graphique 5 de la publication citée


Conclusion :

Quelle déception pour un défenseur acharné d’une sécurité raisonnée au sein de l’entreprise comme nous 😢. Il y a donc d’énormes biais à ce calcul de « ROP » dont le résultat est si souvent cité :

  • C’est une étude déclarative. En plus, de personnes qui sont potentiellement éloignées des sujets.

  • Les pays, les expériences des répondants sont tellement diverses que sans une annexe présentant l’échantillon réel, comment donner du crédit aux réponses ?

  • Les pourcentages sont questionnables sur toute la ligne et les décimales là pour faire « sérieux ».

  • Concernant « « types d’avantages signalés » et le calcul des économies, les variables utilisées peuvent même être qualifiées de « subjectives » et invérifiables sans trop prendre de risque.

Ce n’est donc pas avec cette étude, si souvent reprise, que l’on sert la cause de la sécurité en entreprise.


Mais, comme toutes les personnes qui croient aux vertus de la sécurité en entreprise, gardons en tête que s’occuper de la sécurité de ses employés agit sur quatre leviers : certes ça évite des dépenses (directes et indirectes), ça établi la base de gains financiers (à travers la Qualité de Vie au travail qui vient prendre le relai), ça consolide le moral des salarié(e)s, ça permet l’éloignement de soucis juridiques potentiels, et enfin, ça peut permettre, si on le couple à une bonne communication, un gain d’image interne voire externe.

La quantification financière, malheureusement, ne viendra pas de cette publication. Nous verrons plus tard, une publication très différente de l'OPPBTP de 2016 qui arrive en moyenne au ration de ... 2,19 € pour un 1 € investi. Les auteurs commencent leur publication par une critique très diplomatique des résultats de l'AISS. Mais si la précision est à nouveau trop grande, nous avons là un travail de fond qui finalement validerai que l'intuition de 2 € pour 1 investi serait crédible.


A noter que dans ce domaine, l'étude de l'AISS n’est pas la seule à être largement citée ainsi de manière légère par rapport à son contenu réel. Une autre publication, beaucoup plus complexe, et reposant sur une méthodologie différente de consolidation, s’intéresse au retour sur investissement d’une politique de prévention des Risques Psycho Sociaux et trouve, elle, « jusqu’à 13,62 € pour 1 € investi ».


Pour la santé mentale de ceux qui ont lu jusqu’ici 🤭, je vous présenterai cette publication dans un autre article, car comprendre le mécanisme dans celle-là est un défi plus grand. Même des organisations Européennes très sérieuses citent la référence sans avoir correctement lu le contenu. Nous essaierons de le faire ensemble.


La question que vous pouvez vous poser est « existe-t-il des études plus solides quelque part ? » La réponse est "oui". Nous en parlerons plus tard.


Images (Titre): Pexel, Auteur: Lukas

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